Régulation des marchés financiers: quelles leçons de la crise ? Quelques pistes …
Les perspectives de l’économie mondiale sont particulièrement sombres : récession aux Etats-Unis, stagflation en Europe et ralentissement de la croissance dans le reste du monde. Cette situation trouve pour partie sa source dans la contagion à l’économie réelle de la crise qui secoue les marchés financiers depuis l’été 2007. Alors que le FMI évalue à près de 1 000 Mds $ le montant des pertes pour le secteur financier, cette crise suscite de nombreuses questions : comment est-on passé en quelques mois de conditions de crédit historiquement bon marché, alimenté par la politique accommodante des banques centrales, à une véritable crise de liquidité, dont les effets en termes de resserrement de l’accès au crédit commencent à se faire sentir dans l’économie ? Comment un choc largement anticipé affectant le compartiment restreint des crédits hypothécaires aux Etats-Unis a pu dégénérer en crise financière de grande ampleur ? Ces questions sont aussi politiques quant aux réponses nécessaires à apporter en termes de mode de régulation des acteurs et des marchés financiers.
Cette crise s’inscrit d’abord dans le mouvement de libéralisation progressive mais continue des marchés de capitaux depuis le début des années 1970, qui est allée de pair avec une dérégulation financière et la mondialisation des échanges. La constitution d’un marché financier mondialisé s’est accompagnée d’une désintermédiation, dont les derniers avatars, titrisation des crédits immobiliers et développement des dérivés de crédit, ont joué un rôle moteur dans la diffusion de la crise financière que nous vivons.
Désormais, le système bancaire n’est plus le seul à prêter de l’argent. Le niveau très bas des taux d’intérêt a incité les investisseurs à prendre davantage de risques et à recourir plus largement à l’endettement, alimentant ainsi l’expansion du crédit. L’élimination de certaines barrières structurelles entre banque d’investissement et banque de dépôts (notamment aux Etats-Unis) a également favorisé sa fluidité. Il en a résulté une concurrence accrue au sein du secteur financier et une stimulation de l’innovation financière.
De plus, la titrisation, qui a gagné pratiquement toutes les catégories de créances, a offert de nouvelles opportunités aux banques. Elle a donné naissance à un nouveau modèle de transfert des risques, par lequel les banques, après avoir accordé des prêts, cèdent le risque de crédit sous-jacent à un ensemble d’investisseurs par le biais d’instruments dédiés. Auparavant, les établissements bancaires étaient les principaux initiateurs des prêts. Ils les conservaient à leur bilan et les suivaient jusqu’à échéance. La titrisation leur a donné la possibilité de ne plus faire apparaître le risque de crédit à leur bilan mais de le transférer à d’autres investisseurs. La crise actuelle est précisément une crise de diffusion du risque dans l’ensemble du système financier. Dans un tel modèle de financement, en effet, les émetteurs de crédit peuvent être moins incités à s’assurer de la qualité des prêts qu’ils accordent dans la mesure où ils prévoient d’en transférer le risque à d’autres investisseurs. Ce problème est encore plus important lorsque les prêts sont octroyés par des organismes non réglementés. À l’étape suivante, les acquéreurs des prêts, qui envisagent pour leur part de les restructurer sous forme d’instruments de crédit complexes, sont à leur tour peu enclins à vérifier la qualité des actifs qu’ils ont acquis. Ils savent en effet que les acheteurs finaux se fient essentiellement à la notation attribuée à l’actif sous-jacent. Dans ce contexte, la titrisation a constitué une puissante source de contagion.
Loin des analyses de la « société du risque » qui distinguent entre « risquophiles » et « risquophobes », on voit au contraire que les acteurs suffisamment puissants pour se débarrasser de leurs risques au détriment d’investisseurs moins informés l’ont fait avec acharnement ; le risque ultime est reporté en bout de chaîne sur les ménages les plus précaires, variable d’ajustement du système. Ainsi, les ménages américains surendettés, expulsés de leurs logements, grossissent aujourd’hui les rangs des SDF («homeless »).
Enfin, la substitution progressive des titres aux prêts au sein de l’actif des banques a renforcé la sensibilité des bilans bancaires aux techniques de valorisation. En raison des normes comptables internationales en vigueur (IFRS), les titres doivent être valorisés à leur « juste valeur », c’est-à-dire à leur valeur de marché. Or la détermination d’une valeur de marché pour des instruments structurés complexes est un véritable défi. La plupart des produits structurés ne faisant pas l’objet d’échanges sur les marchés secondaires, ils n’ont formellement pas de prix de marché. Pour les évaluer, les sociétés financières font généralement appel à une combinaison de modèles de valorisation du risque de crédit, dans lesquels intervient notamment la notation externe, à quoi s’ajoute la référence à des prix de produits dérivés eux-mêmes peu liquides. Lors d’une crise, ce type d’actifs structurés devient donc très difficile à évaluer. Le fait que les notations soient apparues moins stables pour cette classe d’actifs, avec des exemples de révision à la baisse des notations de plusieurs niveaux en une journée, a conduit les investisseurs à mettre en doute la valorisation de tous les types de crédits (pas seulement hypothécaires). En conséquence, l’incertitude a conduit les intervenants de marché à surréagir à la crise et à cesser de se prêter de la liquidité sur le marché monétaire.
Le système financier se retrouve alors bloqué. Les acteurs financiers disposant de liquidité préfèrent rester en dehors du marché. Certains cessent d’effectuer des transactions, estimant que le risque de contrepartie s’est considérablement accru, alors que d’autres choisissent tout bonnement de thésauriser de la liquidité. Le recours de tous aux mêmes doctrines, aux mêmes outils mathématiques de gestion des risques, la standardisation des pratiques financières et un certain suivisme des investisseurs institutionnels ont également joué un rôle amplificateur dans cette crise.
L’effet de contagion caractéristique de la crise actuelle traduit un phénomène plus structurel d’évolution du modèle capitaliste. Le « capitalisme managérial » des trente glorieuses, adapté à l’organisation bureaucratique du mode de production taylorienne, a progressivement fait place au nouveau capitalisme actionnarial, favorisé par la levée des barrières à la mobilité des capitaux. La montée du pouvoir des actionnaires et le poids des comportements mimétiques (notamment le standard de 15% de rémunération du capital exigé par les fonds d’investissement) contraint le partage de la valeur ajoutée entre capital et travail, au détriment de la part des salaires. Elle encourage également une prise de risques plus forte, utilisant en particulier des mécanismes financiers de plus en plus sophistiqués (OPA par LBO par exemple, conduisant à faire financer par emprunt de l’entreprise cible l’OPA du prédateur).
Quelles solutions pour rétablir la confiance des marchés financiers et quelles leçons en tirer pour prévenir la répétition d’une telle situation à l’avenir ?
La gestion d’urgence de la crise n’est pas sans susciter des interrogations politiques, quand une intervention publique a pu être considérée comme nécessaire pour éviter l’effondrement du système financier. Il est intéressant de constater que ce sont les deux pays les plus libéraux, Etats-Unis et Grande-Bretagne, qui ont mis en œuvre les solutions les plus interventionnistes, en nationalisant les banques en difficulté (indirectement aux Etats-Unis). De telles mesures ne sont pas gratuites. A contre-courant de l’idéologie libérale, elles reviennent à faire financer par le contribuable les pertes engendrées par les prises de risques inconsidérées du secteur financier privé. Il suffit d’imaginer ce qu’aurait été le déchaînement de la presse anglo-saxonne si une opération comparable avait été conduite par un gouvernement socialiste français pour percevoir à quel point cette crise permet de toucher les limites du modèle financier mondialisé.
De manière plus structurelle, cette crise doit conduire à réévaluer l’ensemble de la régulation financière. Il convient d’abord d’adopter des orientations pérennes, en rupture avec l’approche cyclique suivie traditionnellement, qui veut qu’après une crise on renforce les réglementations, avant de les desserrer progressivement sous la pression du marché.
Il faut également avoir le courage de remettre en question l’approche « d’autorégulation », qui n’a pas démontré sa résilience. L’idée directrice en la matière depuis des années est, en substance que les marchés produisent à travers le gouvernement d’entreprise les normes dont ils ont besoin pour fonctionner, et que les pouvoirs publics peuvent se contenter de les entériner. Telle est la démarche suivie en droit des sociétés avec les obligations de transparence et la dépénalisation, en comptabilité avec la mise en place des règles issues de la pratique anglo-saxonne, dans le domaine bancaire avec les accords de Bâle II. Cette crise démontre que si cette approche peut permettre une appréhension du profil de risque des acteurs individuels, elle est insuffisante à prévenir le risque systémique. De même, l’importance des normes comptables et le rôle du concept idéologique de « valeur du marché » qui amplifie les effets des bulles financières comme vecteur de diffusion de la crise doivent inciter les autorités publiques à prendre en charge directement la fixation des principes comptables.
Nous devons également réévaluer le périmètre de la régulation, qui dans un contexte de désintermédiation doit s’étendre à l’ensemble des acteurs pertinents du marché. La régulation doit moins s’attacher à leur statut et de plus en plus s’adresser aux activités exercées. Les agences de notation et les « hedge funds » notamment, doivent voir leurs activités réglementées et contrôlées par les autorités publiques.
Les autorités publiques doivent encore appréhender plus efficacement les conséquences de l’innovation financière et mieux réglementer l’accès des investisseurs non bancaires aux produits trop complexes pour en maîtriser les risques. En particulier, la diffusion de produits structurés doit être restreinte autant que possible.
Au-delà des conséquences de la crise, l’évolution structurelle des marchés financiers doit nous conduire à remettre plusieurs questions dans le champ du débat politique. Une taxe Tobin, idée qui semble passée de mode, n’est certainement pas en mesure de mettre fin aux comportements spéculatifs, mais elle est susceptible de financer une partie des interventions publiques nécessaires. Son plus grand inconvénient est qu’elle requiert d’être mise en place sur une masse critique de places financières les plus importantes pour fonctionner. Or la crise actuelle rend précisément envisageable une telle évolution. Le déplacement des comportements spéculatifs sur les marchés de matières premières, énergétiques et agricoles, n’est pas sans relation avec les émeutes de la faim qui secouent les pays du Sud, du Cameroun à l’Egypte en passant par Haïti. Ceci soulève la question du contrôle de l’activité financière sur des produits essentiels. Les autorités doivent conserver une capacité d’intervention sur ces compartiments du marché financier, pour y bloquer spécifiquement les comportements spéculatifs de grande ampleur qui peuvent s’y manifester, et ainsi préserver les intérêts vitaux des pays les moins développés.
Nous espérons ainsi proposer quelques pistes que les socialistes doivent s’attacher à promouvoir dans les enceintes européennes et internationales compétentes.
Avec Fredo