Les latinos ne veulent plus être blancs
Le concept de whiteness – ou blanchité en mauvais français – a fait l’objet de quelques moqueries récemment de la part de gens qui n’en ont pas apparemment saisi le sens : qu’est ce qui fait qu’on est blanc ? Est-ce un teint rose pâle délicat ? Ou le fait de manger du cochon ? Tout ceci pour dire qu’il existe des comportements culturels et sociaux de référence, au point que démocrates et républicains font désormais leurs courses dans des supermarchés différents. On peut aborder ces sphères sociales sous différents angles, mais les USA regardent volontiers avec un prisme racial d’où la focalisation sur le blanc.
Observons les chiffres du recensement américain de 2020, le census. Ce qui serait inimaginable en France, le formulaire demande aux habitants de déclarer leur race et leur origine. Oui, ce sont deux choses différentes. Pour les races, ils ont le choix entre blanc, noir, jaune, peaux-rouges, et hawaïens. Mais pas latino. Latino n’est pas une race, c’est une origine. Ceci est un assez bon indice que la notion de race aux USA est d’abord une question de perception visuelle. A quoi ressembles-tu ? Et elle est éminemment variable, puisqu’on a pu dans le contexte américain considérer les arabes comme des blancs à certaines époques, et les italiens comme des basanés à d’autres. La distinction entre origine et race semble également délicate car la race des peaux-rouges est subdivisée en plusieurs tribus indiennes, et les asiatiques en pays. Les noirs en revanche sont juste noirs. Là on est dans le solide.
Ceci soulève donc une problématique particulière pour les latinos qui sont originaires d’Amérique latine (avec les subdivisions par pays) mais qui ne sont pas une race distincte. Or les latinos sont facilement un peu bronzés, vu le mélange entre blancs, noirs et indiens locaux. Il apparaît clairement dans les recherches préalables au census que la population latino a du mal à répondre sur la race, et en fait à comprendre cette question. Et donc ?
En 2010, la moitié des latinos se déclaraient blancs. En 2020, ils ne sont plus que 20%. En 2010, ils étaient un tiers à se considérer d’une autre race, et en 2020 à peine plus à 42%. Il s’agit là d’une revendication que « hispanique » est une race à part, ce qui ne fait sens que dans le contexte américain de classification. Personne ne se considère comme noir alors que beaucoup pourraient y prétendre ; mais ce n’est pas un bon plan aux USA. Les natives ne séduisent pas non plus, l’identification avec les incas étant perdue même si là encore il serait physiquement possible de s’en réclamer pour une partie des latinos. Le bond dans les déclarations intervient sur « deux races ou plus », qui passe de 6% au tiers des réponses. En d’autre termes, les latinos sont en train de cesser de s’identifier à des blancs et se considèrent désormais soit comme une « race » à part, soit tout simplement comme des métissés.
Le choc est encore plus violent en Californie, où la population latino est très concentrée et le phénomène communautaire plus fort. En dix ans, la part des « blancs » passe de 59% à … 17% !!! La revendication d’une nouvelle race « Some other race » passe de 34% à 52% et devient donc majoritaire. Mais dans le même temps, l’autodéfinition en tant que métissé passe de 6% à 24% des réponses.
D’un point de vue positif, les latinos évacuent donc désormais la question raciale dans leurs réponses, soit via le métissage, soit en en donnant une traduction communautaire par la création d’une nouvelle race ad hoc qui se superpose à leur origine.
Mais surtout ils cessent de se définit comme blancs, ce qui est pourtant le Graal de l’intégration. Les études sur ce basculement n’en ont pas encore élucidé les causes, mais on peut hasarder quelques points. Le premier est la croissance de la communauté hispanique dans le sud des USA. Elle atteint une taille critique qui lui permet de prétendre s’autonomiser par rapport au modèle de blanchité, et donc instaurer un modèle d’hispanicité comme une manière légitime d’être américain. L’autre, c’est Trump. A travers l’opposition au mouvement black lives matter et la criminalisation enragée de l’immigration latino (« build the wall ! »), il a brisé la possibilité symbolique des latinos de se penser comme blancs. On peut aussi considérer qu’à travers ce prisme, le fait culturel d’être blanc se détourne du simple modèle américain par défaut pour se présenter comme une « blanchité toxique », de la même manière qu’on peut parler de « masculinité toxique » pour évoquer toutes les conneries que nous conduit à faire la volonté d’agir absolument comme un vrai mec.
Si on ne peut plus prétendre à l’identité de référence dans une société, on s’en cherche éventuellement une autre. Comparaison n’est pas raison, mais tout ceci pour dire que le degré de crispation malsain que nous développons à l’égard des musulmans peut avoir des conséquences réelles sur leur sentiment d’appartenance à la communauté nationale.