Quand le Conseil constitutionnel déconne sec
Mercredi soir, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution les baisses de ch… de cotisations sociales sur les bas salaires. Immédiatement se déchainent à droite les accusations d’amateurisme, et à gauche le procès en pas-assez-tisme (t’avais qu’à augmenter le SMIC de 30% au lieu de faire des trucs compliqués). Pourtant cette censure est assez inattendue, contrairement à ce qu’on peut entendre de-ci de-là des experts du principe constitutionnel d’égalité, BA-BA du petit juriste de gouvernement.
Passons sur le fait, comme le relève le Parisien, que les gouvernements Hollande sont jusqu’ici moins censurés par le Conseil constitutionnel que les gouvernements Sarkozy. L’amnésie immédiate est le secours habituel de la mauvaise foi, et à part quelques bévues (taxe 75%), les censures sont assez techniques et pas nécessairement évidentes.
Non, allons directement au coeur du sujet juridique pour bien comprendre comment le Conseil constitutionnel peut estimer cette mesure sociale contraire à la Constitution. Attention, ça dépote.
1. L’égalité entre citoyens, c’est traiter pareil les gens dans la même situation et différemment ceux qui sont pas dans la même situation. Par exemple, on peut faire payer moins d’impôts aux pauvres qu’aux riches (point 10)
2. La sécu (retraites et maladie) est une assurance, pas un impôt. Donc chacun paye la cotisation pour avoir accès à une prestation (la protection contre la pauvreté dans la vieillesse et le financement des soins) (point 12)
3. Par conséquent, l’égalité entre les citoyens fait que chacun doit payer pareil. Une baisse (ou une absence) de cotisation pour les bas salaires, c’est une rupture d’égalité (point 13)
Et là ça pique un peu. Parce que contrairement à ce qu’on a pu lire dans des commentaires rapides de cette décision:
– Non, ce n’est pas dans la ligne habituelle des décisions du Conseil constitutionnel
– Et non, ce n’est pas logique
Une décision à rebrousse-poil
De nombreux experts en droit constitutionnel se sont laissés aller à régir à chaud, estimant que la décision se coulait dans le moule de la jurisprudence classique. Ils ont du répondre sur le coup, sans avoir pu lire la décision et sur la base de son seul résumé. Car « contraire au principe d’égalité », c’était effectivement un risque possible. Mais certainement pas sous cette forme.
Le point de référence, c’est la décision du Conseil constitutionnel de décembre 2000 sur la baisse de CSG sur les bas salaires, censurée pour contrariété au principe d’égalité. Pareil? Exactement l’inverse. Car à l’époque, le raisonnement était le suivant:
1. La CSG est un impôt, pas une cotisation sociale (point 7)
2. Le principe d’égalité veut que le caractère progressif de l’impôt soit apprécié sur l’ensemble des revenus (sous-entendu)
3. Donc en créant une CSG progressive sur quelques revenus seulement, et surtout calculée au niveau individuel et pas du couple, le projet de loi traite différemment les contribuables en fonction de la composition de leurs revenus (point 9)
Ce que sanctionne le Conseil, ce n’est pas la possibilité d’introduire une progressivité, c’est sa méthode de calcul qui se distingue de l’impôt sur le revenu. C’est le même raisonnement qui a emporté la taxe à 75% première mouture (calcul individuel et pas sur la base du revenu du couple, voir le point 73). En ce sens, un risque constitutionnel était bien identifié, mais le mécanisme séparé de collecte des cotisations sociales permettait de penser qu’une baisse des cotisations salariales calculées sur le seul salaire individuel serait accepté par le Conseil constitutionnel, précisément car trop éloigné du système de l’impôt. Le Conseil d’Etat, appelé à se prononcer sur le projet de loi, n’avait d’ailleurs pas soulevé de problème de constitutionnalité. Contrairement à ce qui a donc pu être agité, le risque de censure de la loi au regard des précédents de la CSG et de la taxe 75% était loin d’être évident.
Et de fait, ce n’est pas du tout le point soulevé par le Conseil constitutionnel. La possibilité de réduire le taux payé par les bas salaires sur la CSG est pleinement acceptée par le Conseil en 2000, et refusée sur les cotisations sociales en 2014.
De même, l’exemption de cotisation des heures sup dans la loi TEPA avait été acceptée par le Conseil constitutionnel, qui n’y voyait pas de rupture d’égalité car il s’agit d’une durée de travail , et apparemment pas de payer une assurance sociale (points 12 à 14).
Enfin, à moins qu’on se trompe: l’article 2 du projet de loi organise une baisse des cotisations patronales sur les bas salaires. Et là ça passe, pas de problème. Pourquoi? Déjà les députés et sénateurs de droite ne l’ont pas contesté, OK. Mais ça fait suite à plein de baisses de cotisations patronales qui n’ont jamais fait lever le sourcil au Conseil constitutionnel. Tout le monde sait que cette distinction entre cotisations salariales et patronales n’est plus qu’un tic de langage lié à la construction historique de notre sécurité sociale, et que le salaire dit brut n’a aucune espèce de sens et ne correspond ni à ce que paye l’employeur, ni à ce que reçoit le salarié, ni à sa base imposable. C’est une espèce de barrière magique. D’un côté, les baisses de cotisation sur les bas salaires sont contraires au principe constitutionnel d’égalité, de l’autre pas.
De ce point de vue, j’ai une règle de raison personnelle: quand un raisonnement juridique aboutit à une conclusion absurde, c’est qu’il est incorrect.
Une décision complètement conne
De fait, comment arrive-t-on à ce résultat contraire à la jurisprudence précédente du Conseil sur le principe d’égalité? Le point central du raisonnement, qui fait tout partir en cacahouète, consiste à analyser les cotisations sociales comme le paiement forcé du prix d’une assurance, et pas comme une imposition. Il y a là deux problèmes.
Problème 1: oui, et alors? Il y a plein de systèmes de baisse de prix pour les pauvres: la CMU, le tarif social électricité, les musées gratuits, les cantines gratuites, les HLM, les transports publics, etc, etc, etc…
Dans tous les cas, il s’agit bien, en considération du niveau de revenus d’une personne, de lui permettre d’accéder à un bien à prix réduit. Reprenons maintenant les termes du Conseil constitutionnel: la différence de traitement instituée doit être « en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit » (point 10). Or le fait de baisser les cotisations « aux fins d’augmenter le pouvoir d’achat des salariés dont la rémunération est modeste » est « sans rapport avec l’objet des cotisations salariales de sécurité sociale » (point 13). Jouons: le tarif social de l’électricité, il a un rapport avec l’objet du paiement de la facture? Si quelqu’un peut m’expliquer où va le Conseil constitutionnel, là, je veux bien. Parce que ça m’a l’air un peu dangereux, quand même.
Problème 2: pas un impôt, vraiment?
Il y a 60 ans, cette analyse aurait pu se tenir, mais aujourd’hui? On a mis en place la CSG, la CRDS et une part de TVA pour financer le régime de sécurité sociale. Des systèmes de solidarité assurent un minimum vieillesse et une couverture santé de base indépendamment des contributions. Le grand débat fiscal depuis 20 ans est l’unification des impositions sur le revenu et des cotisations assises sur le travail. Dans un contexte pareil, asseoir sa décision sur le lien indissoluble entre montant des prestations et des cotisations apparait pour le moins bizarre. On parle de la France de François Hollande ou de celle de René Coty?
Le Conseil constitutionnel fait ici une grave erreur de qualification: il cherche à dégager la logique d’un système pour juger une exception. Or par définition, une exception déroge à la logique de son système. D’un point de vue plus dynamique, il regarde une mesure de transition vers une sécurité sociale financée par l’impôt avec les yeux d’une sécurité sociale contractuelle. Dans un tel cadre logique, toute réforme est contraire au système qu’elle cherche à faire évoluer. Pour le dire autrement, en essayant de manier le principe d’égalité dans le domaine de la sécurité sociale, le Conseil constitutionnel a élevé à un niveau constitutionnel la nature de cotisation à une assurance des contributions sociales pour les besoins de son analyse. Ce qui n’a bien sur, absolument aucun sens.
Il ne s’agit pas ici de dire que le Conseil constitutionnel se place sur un terrain politique, mais simplement que sur ce coup il a grave merdé. Ca arrive.
EDIT
D’après le Canard enchaîné du 13 août 2014, Valery Giscard d’Estaing a tenu le discours suivant aux autres membres du Conseil constitutionnel:
Les origines de l’Assurance-maladie, c’est la Libération et le Conseil national de la Résistance. Elle est financée par les cotisations des employeurs et des salariés, et gérée paritairement par l’ensemble des partenaires sociaux. Cet article 1er du projet du budget rectificatif de la Sécurité sociale est en fait une remise en cause de ce qui est un système d’assurance et non pas un système d’impôt.
Que nous voilà bien loin de l’égalité entre citoyens…