Quelle politique égalitaire pour les socialistes?
La question de l’égalité poursuit la réflexion socialiste depuis son origine. Que signifie la volonté égalitaire dans le cadre d’une société, c’est-à-dire d’une hiérarchie sociale commune ? Le mot d’ordre d’abolition de la société, dont le caractère infécond était manifeste, n’a produit que des horreurs là où il a été mis en œuvre avant que ne se reconstitue une hiérarchie sociale beaucoup plus dure. Une fois dépassée cette aporie et dans le cadre d’une société qui offre à ses membres une certaine liberté de vie et d’organisation, comment considérer l’égalité ? Elle consiste, au fond, en la traduction dans l’ordre social de la dignité commune des hommes. Comment la réaliser ? Et dans quelles limites ? La réponse à cette dernière question est purement d’ordre moral : le degré d’inégalité à viser dans une société est tout simplement celui que ses membres jugent acceptable. La volonté d’égalité n’est rien d’autre qu’une construction sociale, une manière dont les hommes choisissent de vivre ensemble. Disons – c’est une appréciation personnelle – que nous devons viser une égalité des capacités, c’est-à-dire une comparabilité des conditions de vie et une augmentation des choix de vie.
Mais quelles voies emprunter ? Une large part de l’idée socialiste tourne autour de la libération de l’emprise de l’argent. Ceci débouche concrètement sur des appels à la mise en place d’autres instances de légitimation, selon d’autres critères. Des contre-sociétés en d’autres termes. Il s’agirait de multiplier les instances de reconnaissance sociale, de manière à ce que chacun puisse s’élever quelque part aux yeux de ses semblables. C’est oublier que les contre-sociétés n’existent que dans l’espace de la société de référence. Alors, quel est l’état de la société française d’aujourd’hui ? Quelles clés de lecture pour la saisir, quels outils mettre en œuvre ?
Deux débats sont centraux dans l’analyse de la situation sociale et pour préconiser des solutions. Le premier, actuellement sous les feux de la rampe, est le pont aux ânes de l’égalité des places contre l’égalité des chances. Le second, moins présent en ce moment mais au fond plus actuel est le choc entre la lutte des classes et une société apaisée dans une grande classe moyenne.
Egalité des places, égalité des chances
Que voilà un beau débat ! A ma droite, si je puis dire, l’égalité des chances, c’est-à-dire le droit pour chacun à réussir selon ses mérites. A ma gauche, il paraît, l’égalité des places c’est-à-dire le principe « à dignité humaine égale, revenu égal ». Les deux peuvent produire un fort bel arbre généalogique ; sans remonter plus loin que la Révolution, citons la condamnation de ceux qui ne se donnent « que la peine de naître » et la défense de ceux qui demandent « à y être quelque chose ». Et les tenants de chaque position de se balancer des beignes. L’égalité des chances, prétexte à l’acceptation des inégalités de statut, puisqu’ils sont ouverts à tous. Tant que chacun peut devenir millionnaire, quelle importance qu’il y’ait des pauvres ? L’égalité des places, qui bloque la société en construisant autant de petites place-fortes et en assurant à chacun une petite médiocrité honnête.
Soyons sérieux. A part ceux qui, inconsciemment, continuent de rêver à un monde où il n’existe pas de hiérarchie sociale, qui peut s’opposer à ce qu’on assure dans les faits la possibilité à chacun de sortir de sa place de naissance pour aller là où il le souhaite ? Et s’il n’estime pas que le degré d’égalité souhaitable est atteint, qui peut s’opposer à une égalité des conditions de vie ? Aucun socialiste sincère ne peut séparer dans son action ce qui n’est séparable que du point de vue analytique. Egalité des chances, égalité des places, c’est tout un. Il n’y a qu’une exigence de justice. Pour s’en convaincre, il n’est que de regarder un peu le monde réel. Qui n’a pas joué au petit jeu du classement des pays en fonction du modèle supposé auquel il se rattache ? Qui ne connaît le mythe des bonnes social-démocraties nordiques égalitaires, mais peu dynamiques ? Qui n’est capable de citer le rêve américain où chacun peut réussir ? Et bien voyons cela avec un petit schéma maison (horizontalement, les inégalités de revenu avec le coefficient de Gini, verticalement, l’immobilité sociale avec la stabilité de revenus d’une génération sur l’autre).
Il y’a une chose très claire qui ressort de ce tableau : les deux zones qui correspondent respectivement aux sociétés qui pratiqueraient l’égalité des chances et l’égalité des places sont vides, purement et simplement. L’ensemble des pays développés se répartissent sur un axe qui va des sociétés égalitaires qui pratiquent à la fois l’égalité des places et celle des chances, au premier rang desquelles les sociétés nordiques, aux sociétés inégalitaires qui refusent l’une comme l’autre et dont les Etats-Unis sont le représentant le plus éminent. En réalité, une société qui se préoccupe d’égalité entre ses membres organise nécessairement sa fluidité sociale, car il est impossible de dénier à un égal le droit de s’élever. De même, une société qui tolère de fortes inégalités de richesse et de statuts ne prendra pas, en réalité, les mesures nécessaires pour assurer des chances réelles aux moins bien dotés.
Le problème posé est beaucoup plus simple que le choix d’un modèle face à l’autre, et se formule ainsi : quelles sont les inégalités qui minent particulièrement la société française ? Comment y porter remède ? Il y’a quelques années, les sociaux-démocrates ont considéré que le problème de l’ascenseur social n’était pas assez pris en compte par les socialistes français et ont particulièrement travaillé sur l’égalité des chances. Si ce principe continue à soulever des réticences inopportunes, les propositions qui été dégagées sur cette période ont fini par devenir un patrimoine commun du parti socialiste : service public de la petite enfance, médecine de la prévention, développement de l’enseignement supérieur, construction d’une sécurisation des parcours professionnels… Il faut naturellement les actualiser, et regarder également de quelle manière attaquer les inégalités de parcours après les inégalités de départ. Il en va de même de l’inégalité des places. Une part essentielle de la réflexion socialiste dans le contexte budgétaire actuel, doit être d’identifier les inégalités concrètes sur lesquelles ils concentreront leur action.
Lutte des classes et grande classe moyenne
Le conflit social est une dimension du combat socialiste qui l’a accompagnée depuis le départ. Non qu’il s’agisse d’une partie de sa définition même, comme a pu le poser une certaine tradition marxiste, mais simplement que certaines couches sociales tendent naturellement à résister à des changements qui amoindrissent leur poids. La social-démocratie n’est pas une négation des conflits sociaux, mais la recherche d’une méthode pour les résoudre et les dépasser pacifiquement lorsqu’ils se posent. Marx lui-même n’écartait pas la possibilité que la révolution intervienne par le biais de la démocratie, dans les pays où elle était suffisamment implantée. Une société apaisée n’est pas une hypothèse à partir de laquelle travailler, c’est un objectif à construire à travers l’action politique et sociale. Où en sommes-nous ?
Les années d’après-guerre ont vu une transformation profonde du paysage français. Alors que le régime de Vichy peut se lire en partie comme un épisode de la lutte des classes en réaction au Front populaire, un nouveau compromis social à la Libération a redessiné entièrement la société française. Au cours des trente glorieuses, l’augmentation du niveau de vie des travailleurs allait de pair avec la disparition des « deux cent familles » qui détenaient tous les leviers de pouvoirs. La société était en voie d’apaisement, et une fois retombées la fièvre de la décolonisation et la menace soviétique, la lutte des classes n’était plus depuis longtemps reconnaissable en France ; elle n’était conservée par certains que comme un totem mité qui faisait rire les enfants quand on le sortait les jours de procession. L’idée s’est imposée d’une grande classe moyenne dans laquelle les niveaux de vie sont relativement proches, et la gauche a cherché à définir un progrès juste, qui profite d’abord aux plus vulnérables, en recherchant un équilibre entre redistribution, politiques d’émancipation et universalité des services publics.
Cette période se termine. On pouvait observer, depuis dix ans, une remontée forte de la conflictualité sociale. Ce durcissement est très réel et a des conséquences immédiates. Les travaux de Thomas Piketty et d’Emmanuel Saez permettent d’en prendre conscience avec deux graphiques très simples:
Le premier représente la part du revenu des 10% des américains les plus riches dans le revenu total des USA. Il est immédiatement frappant par la puissance des évolutions historiques: entre 1940 et 1980, ces 10% ne percevaient que 35% du revenu national, les 90% moins bien lotis se partageant les 65% restant. Mais par deux fois, les 10% les plus riches sont parvenus, en quelques décennies, à accaparer à eux seuls la moitié de la richesse nationale! Il n’est pas inutile de noter que ces pics sont intervenus respectivement en 1927 et en 2007, soit à l’aube des deux plus grandes crises économiques du siècle.
Le second est moins clair au premier coup d’oeil, mais plus instructif encore: il s’agit de la décomposition du premier graphique en trois groupes: ceux qui se trouvent entre les 10% et les 5% les plus riches, ceux qui tutoient les sommets entre 5% et 1% et surtout le troisième groupe des 1% les plus riches. On peut constater que la part dans le revenu national des deux groupes 10%-5% et 5%-1% est à peu près stable. C’est le groupe des 1% qui centralise presque la totalité des écarts historique dans le partage de la richesse, passant de 25% à 10% après la crise des années 30, et inversement dans la dernière période. Et le groupe des… 0,1% les plus riches compte à lui seul pour les deux tiers de cette dynamique historique, en passant de 2,6% de la richesse nationale en 1976 à 12,3% en 2007.
Quelle importance? Question de morale mise à part, grand bien leur fasse si tout le monde profite de la vague. Sauf qu’il n’en est rien. Aux Etats-Unis, la croissance du revenu réel familial a été de 29,8% entre 1975 et 2005, contre 19,3% en France sur la même période. Mais si on refait le même calcul en excluant les 1% les plus riches, les revenus n’ont en fait augmenté que de 16,7% pour 99% des familles américaines contre 19,7% pour les françaises. En excluant cette fois-ci les 10% les plus riches, le débat est intense entre économistes pour savoir si les familles américaines ont gagné (peu) sur cette période ou si elles ont en fait régressé.
Jusqu’à récemment, la France a su se protéger de ce mouvement. Mais il est à l’œuvre depuis le début des années 2000, et explique parfaitement l’atonie du pouvoir d’achat des années qui ont précédé la crise. Les « deux cent familles » réapparaissent, et leur position centrale dans les domaines de pouvoir économique et politique leur permet de s’approprier le plus clair de la croissance. Le gouvernement Sarkozy offre, au point de la caricature, le visage d’un Etat au service des Bettencour, des Bouygues, des Lagardère, des Seilllère… Les lois fiscales sont systématiquement en leur faveur : bouclier fiscal, réforme de l’impôt sur la fortune, héritage, régimes spéciaux de plus-values… Les lois sectorielles se font entre amis : télévision, casinos, BTP, transports, supermarchés… En arrivant au pouvoir, une des tâches majeures des socialistes sera de ramener cette pointe de la société à un niveau d’influence contenable. Les exemptions fiscales devront être supprimées, l’ISF assuré, l’impôt sur les successions repensé, une tranche supérieure à l’impôt sur le revenu crée à 70% pour les très hauts revenus, comme pendant les trente glorieuses.
Alors, retour de la lutte des classes ? Une classe est en train de mener une nette offensive, mais elle est pour l’heure seule à le faire et ne se heurte à aucun mouvement social organisé. Dans « la flamme et la cendre », déjà, Dominique Strauss-Khan notait que la conflictualité sociale était en accroissement mais que cela ne se traduisait pas par la réapparition de la lutte des classes car l’organisation collective des travailleurs s’était totalement morcelée du fait des nouveaux processus productifs et ne constituait plus une force efficace. Il préconisait ainsi une alliance entre les « prolétaires », qui sont en bas de l’échelle sociale, et les « classes moyennes » qui peuvent au moins transmettre à leurs enfants une éducation qui les maintient dans leur position sociale.
Alors même que des mécanismes de domination sociale tels que Marx les a connus et analysés sont en train de réapparaître, une approche en termes de lutte des classes est inadéquate. Les collectifs de travails ne se sont pas unifiés, mais au contraire morcelés en autant de centres de production et d’univers intellectuels différents. Les socialistes doivent s’attacher à présenter aux prolétaires comme aux classes moyennes, aux employés comme aux ouvriers, un modèle de société décente qui réponde à leurs besoins respectifs. L’erreur mortelle de la présidentielle de 2002 fut de penser un projet en faveur des exclus, combiné avec de simples baisses d’impôts au bénéfice de classes moyennes. Le corps de la société n’y a pas trouvé son compte, quand l’insécurité des questions de vie et la stagnation du pouvoir d’achat s’étaient installées.
Dans ce cadre social, la question égalitaire doit être prise pour ses implications concrètes. Il faudra mener la lutte contre la reconstitution d’une caste, et parallèlement proposer des solutions au triptyque déclassement, stagnation salariale et insécurité de vie. Construire des écoles et des universités qui garantissent une formation de qualité ouverte à tous, étendre le projet historique d’une sécurité des conditions de vie et de logement pour parvenir à une flexibilité sans précarité, lutter massivement contre le chômage et repenser la politique du revenu en fusionnant les problématiques du RMI, du RSA, de la prime pour l’emploi, de l’imposition du travail et des incitations au développement salarial, focaliser, enfin, les efforts sur ceux qui en ont le plus besoin, telle est la voie vers une société plus égale.
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Pour aller plus loin :
Loukas Karabarbounis, One dollar, one vote, 2010
Anna Cristina d’Addio, Intergenerational transmission of disadvantage: Mobility or immobility across generations? A review of the evidence for OECD countries, 2007
Jacques Mistral et Bernard Salzmann, La préférence américaine pour l’inégalité, 2005
Anthony Atkinson, Thomas Piketty, Emmanuel Saez, Top incomes in the long run of history, 2009
Camille Landais, Les hauts revenus en France (1998-2006) : Une explosion des inégalités ?, 2007
Julie Solard, Les très hauts revenus : des différences de plus en plus marquées entre 2004 et 2007, 2010