Le Vrai Travail
Hasard ou coïncidence? Sitôt connu le résultat d’un premier tour qui acte spectaculairement la désaffection des électeurs du Front National à son encontre, Nicolas Sarkozy s’est lancé dans une succession de déclarations politiques directement poussée sur un terreau maurassien. Le soir même du premier tour, il appelle » tous les français qui mettent l’amour de la patrie au dessus de toute considération partisane ou de tout intérêt particulier à s’unir et à [le] rejoindre« . Le lendemain 23 avril, il annonce une fête du « vrai travail » pour le premier mai. Le surlendemain 24, à Longjumeau, il a beaucoup défendu la famille qui passe de générations en générations. Travail, Famille, Patrie? Assurément, et ce n’est pas un hasard. Avec ces « valeurs », Nicolas Sarkozy tente d’amarrer un électorat frontiste dont il se fait une image plus ou moins pétainiste.
Mais ne nous limitons pas à cette dénonciation facile – je me demande si M Borloo est toujours confortable dans le « virage social » de la campagne de M Sarkozy – et allons au fond des choses sur la valeur travail telle que Nicolas Sarkozy la voit.
Car le travail est une des valeurs sûres de Nicolas Sarkozy. Avec « travailler plus pour gagner plus », il fut même une des clés de sa victoire en 2007. Le rejet populaire à son encontre s’explique très simplement: le chômage a frappé toutes les familles, et ceux qui travaillaient se sont plus souvent qu’à leur tour vu extorquer des heures supplémentaires non payées.
Le mythe du « Vrai Travailleur »
Nicolas Sarkozy se fait en réalité une idée très précise de ce qu’est un vrai travailleur. On sait déjà qu’il appartient à la France qui se lève tôt, mais son discours de Longjumeau permet, au-delà de la formule, de découvrir un univers intellectuel.
J’avais oublié, je ne sais pas comment j’ai pu oublier une chose pareille, que monsieur HOLLANDE avait privatisé le 1er mai. J’avais oublié que le 1er mai, c’était le jour des défilés syndicaux et que nous, nous n’avions pas le droit de nous réunir. J’avais oublié que le travail, nous n’avions pas le droit d’en parler, même ceux d’entre nous qui travaillent depuis tout jeunes, c’était interdit pour nous. Le 1er mai, c’est pour eux. Ça va changer cette année ! Je vous propose de nous retrouver, très nombreux, le 1er mai, pour fêter le travail, les gens qui travaillent, mais le travail tel que nous le voyons nous-mêmes !
L’autre jour, on me posait une question : Mais c’est quoi le travail ? Je vais vous expliquer. Le travail dans notre esprit, c’est une valeur d’émancipation. Pour nous, le travail libère, c’est le chômage qui aliène. C’est lorsqu’on n’a pas de travail qu’on est privé de liberté. Une femme, un homme qui travaille, c’est une femme, un homme libre. Une femme ou un homme qui, malheureusement, n’a pas de travail, c’est une femme ou un homme qui ne se sent pas reconnu dans sa dignité, qui ne sent pas utile à la société, qui n’est pas valorisé. Le travail, c’est une valeur essentielle de la République française. Quand je regarde vos visages, je vois l’histoire de vos familles. Ici, tous, pour être ce que vous êtes devenus, vous avez travaillé des dizaines, des centaines, des milliers et des milliers d’heures, tous ici, sans aucune exception. Tous, il y a des moments où vous en aviez assez – j’ai connu ça – il y a des moments où la vie est dure, il y a des moments où on met un genou à terre, il y a des moments où on pense qu’on n’y arrivera pas. Malgré ça, on continue.
Pourquoi ? Parce que la France à laquelle je veux m’adresser, c’est la France qui, quand elle a un problème, ne se plaint pas. Quand elle a une difficulté, ne manifeste pas. Quand elle n’est pas d’accord, elle ne casse pas, cette France. Parce qu’elle est fière, parce qu’elle est pudique et parce qu’elle sait, cette France-là, qu’avant de compter sur les autres, il faut compter sur soi-même, qu’avant de demander aux autres, il faut demander à soi-même, voilà la France qui aime le travail ! Cette France-là, elle a tout de suite compris que les 35 heures, c’était un mensonge ! Cette France-là, elle a tout de suite compris que le ministère du temps libre, parce qu’on a eu à subir cela aussi, c’était une baliverne ! Cette France-là, elle a compris, elle a compris cette France que par le travail, on acquière un patrimoine petit, moyen, parfois plus que moyen, que ce patrimoine, on y tient, pas parce que c’est de l’argent, pas parce que c’est un patrimoine, mais on y tient parce que cela représente des années, des années de labeur, de sueurs, d’efforts !
Contrairement à ceux qui parlent de ça sans savoir, le patrimoine de ces familles, il vaut moins par la valeur pécuniaire qui est la sienne que par tout ce qu’il y a de souffrances, d’efforts, de mérite derrière ! Surtout par l’aspiration de toutes ces familles à se dire si j’ai construit ce patrimoine, c’est parce que je veux le donner à mes enfants, parce que je veux que mes enfants commencent un peu plus haut que moi-même j’ai commencé, parce que je veux que mes enfants aient une vie un peu moins dure que celle que j’ai connue, parce que je veux que mes enfants, s’ils rencontrent la maladie, le divorce, le problème, ils aient quelque chose pour commencer dans la vie ! Voilà ce qu’est le travail et le fruit du travail ! Voilà pourquoi j’ai voulu la suppression des droits de succession sur les petites et moyennes successions parce que je crois au travail et parce que je crois à la famille ! Voilà pourquoi j’ai voulu ça !
[…] Je pense que ce fut une erreur complète de ne réfléchir qu’en termes de quantité, que de penser qu’à 35 heures, on serait heureux et qu’à 36, on serait malheureux. Je connais tant de gens qui ne travaillent pas 35 heures et qui sont malheureux et tant d’autres qui travaillent 2 x 35 heures par semaine et qui sont épanouis.
[…] Je sais bien que celui qui travaille à l’usine, il peut dire que c’est dur, que celui qui travaille dans un commerce, dans un établissement de restauration, parfois, il peut dire : « Bien sûr, c’est dur ! » Mais je veux dire que la question essentielle, c’est : comment suis-je considéré sur mon lieu de travail ? Comment suis-je rémunéré ? Comment, quand ça va bien, suis-je associé aux fruits des résultats de mon entreprise ? Comment, lorsque j’ai un problème, mon entreprise à qui j’ai tant donné va-t-elle continuer à m’accompagner ou à me soutenir ? Ce sont ces débats qui comptent ! Beaucoup plus que de savoir si on doit travailler 35 heures ou, comme disait l’aimable Madame VOYNET à l’époque, 32 heures. D’ailleurs, pourquoi 32 heures ? C’est encore trop !
Bon, voilà la réalité des choses et voilà le projet que je veux porter. Une réflexion sur la rémunération du travail, la récompense du travail, l’association du travail aux résultats de l’entreprise, la considération que l’on a.
Plusieurs choses très fortes sont contenues dans ce discours, dont on a retranché pour la lisibilité toutes les tartines sur « les noirs et les arabes ne viennent que pour toucher les allocs, pas pour bosser ». Prenons les dans l’ordre. Le premier mai tout d’abord, oppose désormais « les syndicats » et « les travailleurs ». Dans la pensée de Nicolas Sarkozy, il semble bien qu’il y’ait incompatibilité entre les deux. Et c’est bien logique: les syndicats ont pour rôle de revendiquer des améliorations du niveau de vie et de défendre leurs adhérents, alors que le Vrai Travailleur ne se plaint pas, ne manifeste pas. Il est « pudique ». D’ailleurs les syndicats sont à gauche et font de la politique, alors que le Vrai Travailleur ne fait pas de politique.
Ensuite, le Vrai Travailleur ne demande rien pour lui, simplement que l’Etat ne vienne pas voler ce qu’il a pu économiser chichement et transmettre à ses enfants. Il ne semble pas effleuré par le fait que 80% des successions étaient exonérées d’impôts avant sa réforme, qui n’a donc bénéficié qu’à des travailleurs dont l’argent quotidien n’était pas le souci premier dans la vie.
Enfin, l’harmonie doit régner dans les entreprises par l’association des travailleurs à ses résultats. Au fait, où en sommes-nous de ce point de vue après 5 ans de Sarkozy au pouvoir?
Afin de comparer, offrons à notre lecteur un petit méli-mélo de discours de Pétain:
La loi ne saurait créer l’ordre social ; elle ne peut que le sanctionner, dans une institution après que les hommes l’ont établi. Le rôle de l’Etat doit se borner ici à donner à l’action sociale son impulsion, à indiquer les principes et le sens de cette action, à stimuler et orienter les initiatives. En réalité, les causes de la lutte des classes ne pourront être supprimées que si le prolétaire qui vit aujourd’hui, accablé par son isolement, retrouve, dans une communauté de travail, les conditions d’une vie digne et libre, en même temps que des raisons de vivre et d’espérer.Cette communauté, c’est l’entreprise. Sa transformation peut, seule, fournir la base de la profession organisée, qui est elle même une communauté de communautés. Cela exige qu’une élite d’hommes se donnent à cette mission. Ces hommes existent parmi les patrons, les ingénieurs, les ouvriers.
Tous les Français, ouvriers, cultivateurs, fonctionnaires, techniciens, patrons ont d’abord le devoir de travailler, ceux qui méconnaîtraient ce devoir ne mériteraient plus leur qualité de citoyen. Mais tous les Français ont également droit aux travail. On conçoit aisément que, pour assurer l’exercice de ce droit et la sanction de ce devoir, il faille introduire une révolution profonde dans tout notre vieil appareil économique.
Les organisations professionnelles traiteront de tout ce qui concerne le métier, mais se limiteront au seul domaine professionnel. Elles assureront, sous l’autorité de l’État, la rédaction et l’exécution des conventions de travail. Elles garantiront la dignité de la personne du travailleur, en améliorant ses conditions de vie, jusque dans sa vieillesse. Elles éviteront enfin les conflits, par l’interdiction absolue des « lockout » et des grèves, par l’arbitrage obligatoire des tribunaux de travail.
Une des grandes nouveautés du christianisme a été d’apprendre à l’homme à accepter librement la nécessité du travail, et à conférer au travail le plus humble une valeur spirituelle. Nous aspirons de toute notre âme à restaurer cette valeur-là, qui repose en définitive sur le sentiment du devoir et le respect de la personne humaine.
Rappelez-vous la fable que vous avez tous apprise à l’école, « Le Laboureur et ses enfants »:
« Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritage
Que vous ont laissé vos parents,
Un trésor est caché dedans. »
Et les enfants de retourner le champ de fond en comble et de n’y pas découvrir le moindre trésor, mais d’en obtenir une récolte miraculeuse, sur quoi le poète conclut:
« Travaillez, prenez de la peine,
C’est le fonds qui manque le moins. »
Discours du 15 septembre 1940, Discours du 11 octobre 1940, Discours de Saint-Etienne, 1er mars 1941
Le but n’est pas ici de dénoncer un rapprochement avec les idées pétainiste, celui-ci étant voulu et assumé (un temps seulement) par Nicolas Sarkozy qui singe jusqu’aux formules, comme si les électeurs de Marine Le Pen s’inscrivaient encore dans une fidélité historique au Maréchal. Le but est plutôt de s’interroger sur la modernité, ou l’antiquité, des idées de Nicolas Sarkozy sur le travail.
Car tout ceci n’est pas né entre les deux tours de 2012. Avant 2007 même, souvenons-nous du débat qui l’opposa à DSK le 28 mars 2002. Déjà l’antienne de la baisse des charges, et déjà le refus des 35h qui sont un « travailler moins ». DSK lui démontrait que ce discours était historiquement faux, qu’il avait été tenu par les opposants aux congés payés en 36 et à l’interdiction du travail des enfants dans les mines pour en montrer l’impossibililé pratique. Aujourd’hui, nous avons des congés payés et les enfants ne travaillent plus dans les mines. Nicolas Sarkozy n’avait su quoi répondre.
Fondamentalement, sa vision du travail vient en droite ligne de la pensée conservatrice du XIXème siècle, pour laquelle il convenait que les pauvres prennent le travail qu’on leur donne, s’en contentent avec reconnaissance, et travaillent chaque jour soir et matin s’ils veulent dégager de quoi vivre. Travailler moins, c’est réduire la richesse produite et c’est inconcevable, alors que le temps de travail a baissé partout dans le monde réel, même en Chine. Dans cet univers intellectuel, les progrès de la productivité n’existent pas. Et les politiques proposées par Nicolas Sarkozy découlent directement de ces postulats.
Quelles politiques quand le travail n’est qu’un coût ?
Sous une forme dégradée, ces idées chenues (un ministère du temps libre? Quelle absurdité !) se sont réincarnées dans une approche très simple: le travail est un coût pour les entreprises, et leur développement impose donc que ce coût soit réduit. C’est la dure réalité économique. Pour Nicolas Sarkozy, la réduction du coût du travail devient une sorte de potion magique en complet décalage avec la réalité du pays.
Il se focalise sur les divergences salariales avec l’Allemagne, alors que cette dernière est une anomalie en Europe et que par définition, si chacun alignait ses salaires sur les siens, personne n’y gagnerait plus rien. La Commission Européenne elle-même demande désormais à l’Allemagne d’augmenter ses salaires et de se doter d’un SMIC!!
Qu’est-ce que le « coût » du travail? Une entreprise fait travailler quelqu’un parce qu’il lui rapporte de l’argent. La question qu’elle se pose n’est pas « combien me coûte-t-il? », mais bien « combien me rapporte-t-il? ». Où en sommes nous rendus en France? L’INSEE vient de publier une étude sur le sujet:
Il en ressort qu’entre 1996 et 2008, soit en plein pendant la période de mise en place des 35h, l’augmentation du coût du travail en France était dans la moyenne européenne, tandis que sa rentabilité nette a été légèrement plus forte en France que dans le reste de l’Europe. Soit très exactement l’inverse des déplorations permanentes dont on nous assomme. Notons également que la dynamique est au rapprochement de la rentabilité nette du travail, ce qui montre que le marché européen est réellement en train de produire une convergence des niveaux de vie vers le haut.
Mais arrêtons-nous sur une bizarrerie: c’est dans l’industrie que les coûts du travail sont les plus élevés, alors qu’il s’agit du secteur exposé à la concurrence internationale. A l’inverse, ils sont plus faibles dans la restauration ou l’hôtellerie, qui ne se battent pas pour des parts de marché avec l’Allemagne ou la Chine. Or ce sont ces derniers secteurs qui ont réclamé des baisses de cotisation sociale, pas l’industrie qui n’a pas de problème pour payer ses travailleurs très productifs.
Mais si le coût du travail n’est pas un problème pour les industries implantées en France, qu’est ce qui les attire ou les retient chez nous? Jetons un oeil sur les différents rapports relatifs à l’attractivité de la France. D’abord un plagiat scandaleux des fameux rapports de la Banque Mondiale, par un organisme officiel évanescent (Invest in France Agency), intitulé finement « Doing Business in France » et qui se contente d’expliquer la souplesse des règles et l’absence de bureaucratie en France. Surtout pour licencier. Le vrai rapport « Doing Business » pour la France de la Banque mondiale, donc, insiste de manière plus prosaïque sur l’ouverture des frontières, la protection de la propriété intellectuelle et la facilité à avoir de l’électricité. Ensuite, nous avons le rapport sur l’attractivité de la France d’Ernst & Young, qui se penche sur la qualité de la R&D en France et, autres sujets du même acabit. Détail: la France est la 2ème destination des investissements étrangers en Europe depuis 2005 au moins… Mais ça va changer parce que les investisseurs attendent des signes sur la flexibilité… depuis 2005 au moins. Et enfin un rapport de la Chambre de commerce américaine sur les raisons d’investir en France. On notera que les raisons de venir en France sont liées à la qualité de vie et à la productivité des travailleurs compensent parfaitement leurs salaires.
En bref, à part dans le document officiel français à l’usage des biznessmen étranger, tout le monde se fout du prix du travail en France tant que la productivité le compense.
Or qu’a fait Nicolas Sarkozy en France? baisser le coût du travail. Quel est son objectif? Baisser le coût du travail. Pour ça, baisser les cotisations et donc réduire les dépenses publiques. Les investisseurs aiment les infrastructures de qualité? On va cesser d’y investir. La productivité de nos salariés est notre point fort? On fa flinguer l’éducation nationale. La qualité de vie est appréciée des investisseurs? On va charcler les services publics. Par contre, on va essayer de grappiller 2% sur les coûts en réduisant le coin fiscalo-social.
La France est une grande puissance industrielle gérée par un homme dont le modèle économique est l’embauche à l’aube des travailleurs de force sur le marché.
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